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Jean-François Goubet
« Philosophie et révolution pédagogique au XVIIIe siècle allemand »

Colloque annuel du séminaire de philosophie politique « Penser la transformation ».


Mardi 28 avril 2015. 15h00.

Université de Montpellier 3, site Saint Charles.

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L'Allemagne a été dénommée le "pays sans révolution" par l'historien Horst Möller dans son ouvrage Fürstenstaat oder Bürgernation - Deutschland 1763-1815. En même temps qu'elle semble à l'écart des innovations politiques, l'Allemagne se démarque sur le continent européen par l'accent mis sur les institutions d'éducation. Nombre de théories pédagogiques verront de même le jour sur son sol. Comment se fait-il donc que le pays sans révolution ait été également à la pointe du "siècle pédagogique"?

Après un bref rappel de la situation historique de l'Allemagne au 18e siècle, nous en viendrons à l'examen des inventions en matière de théorie éducative. Des grands noms comme Wolff, Kant, Fichte ou Herbart nous serviront de jalons dans un parcours nécessairement schématique. Se pourrait-il donc que la révolution pédagogique allemande ait justement consisté à penser la transformation sociale autrement que par la voie de la révolution proprement dite ?

 

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Introduction

Dans ce propos nécessairement trop schématique, au vu de l’ampleur du thème, j’aimerais m’orienter à un ouvrage de l’historien allemand Horst Möller[1] dans lequel plusieurs thèses importantes sont énoncées. Dans le chapitre VII consacré à l’année 1789, une formule-choc est énoncée : Deutschland – Land ohne Revolution[2] ; l’Allemagne serait le pays sans révolution, par contraste, bien sûr, avec la France mais également, de façon plus lointaine, avec l’Angleterre. Dans le chapitre V, portant sur l’Aufklärung, on voyait au contraire se dessiner une autre image de l’Allemagne, qui aurait été le siège d’un grand renouveau pédagogique, inspiré par les deux mêmes pays voisins. Le siècle pédagogique (Das pädagogische Jahrhundert[3])serait, plus que « le siècle de la critique » ou « le siècle philosophique », l’appellation qui désignerait le mieux l’époque, en particulier le dernier tiers du dix-huitième siècle. En rapprochant les deux chapitres, je ne puis m’empêcher de penser que l’un ne va pas sans l’autre, que si la révolution pédagogique (au moins l’institutionnalisation d’une discipline nommée pédagogie, la mise en place d’une formation académique des maîtres, surtout du secondaire) a eu lieu en Allemagne, c’est que la révolution politique ne pouvait s’y produire. Sans doute est-il impossible de montrer cela catégoriquement, mais certains indices vont tout de même dans ce sens. Je suivrai donc quelques-uns des développements de Horst Möller, notamment lorsqu’il commente certains passages de l’œuvre d’Immanuel Kant, pour tisser des liens entre révolution politique morte dans l’œuf et révolution pédagogique toujours de nouveau appelée de ses vœux.

Deux dernières précisions. Puisque le sujet du séminaire parle de transformation sociale, il faut voir justement quel type de mutation du corps social est rendu possible par le renouveau pédagogique. Peut-on s’attaquer au monopole de certaines positions sociales, celui de la noblesse par exemple, vouloir éclairer le peuple, éduquer les femmes à partir d’une telle posture fondamentale ? Une révolution pédagogique pourrait très bien être moins révolutionnaire qu’elle ne le pense, en ne prenant que quelques traits en considération et en oubliant des figures de l’humanité jugées marginales. Le second point touche à l’ampleur à donner au substantif de pédagogie. Relatif à l’éducation en général, on y lit une influence sur l’homme aux multiples visages, exercée par l’environnement, l’entourage, les circonstances ou, quelquefois, celles et ceux qui ont charge d’instruire ou d’élever. L’influence d’un Helvétius redouble ici celle de l’Émile[4] : l’éducation peut tout car il faut, pour la comprendre, considérer tous ses facteurs. Toutefois, pédagogique au sens plus restreint renvoie à l’éducation morale, la formation du caractère, l’avènement d’une personnalité maîtresse d’elle-même. Il nous faudra donc toujours nous demander en quel sens, large ou restreint, il est question d’éducation et de pédagogie. Et garder à l’esprit que la morale, en l’occasion, est d’ores et déjà pensée comme plus déterminante que la politique, ce qui ne va pas dans le sens d’une révolution à la française.

L’Allemagne, pays sans révolution

Je citerai tout d’abord Horst Möller :

« Il ne pouvait pas y avoir de révolution de la nation allemande contre l’Empire [romain germanique] déjà pour la raison qu’elle n’existait pas encore autrefois comme grandeur politique. Pour le reste, l’Empire n’était pas un Etat qu’on pouvait révolutionner »[5].

Et l’historien de poursuivre en montrant une différence fondamentale avec la France, la territorialité des Etats princiers, le double confessionnalisme et l’absence de critique radicale de la religion. Je ne poursuivrai pas plus avant sur ces points, qui relèvent avant tout de l’histoire, mais me contenterai de noter que l’état social et politique de l’Allemagne, la situation réelle du pays, quelle que fût sa manière de se penser lui-même, n’allaient pas dans le sens d’une transformation de la société par un bouleversement politique.

Un contrecoup amusant de cette impuissance effective est à trouver dans l’affirmation d’une primauté spirituelle : l’Allemagne n’aurait pas besoin de révolution politique car elle aurait déjà fait la révolution, dans le domaine des esprits, grâce à Luther. La liberté de conscience aurait déjà été assurée en Allemagne, ce qui lui aurait épargné ce type d’épisode politique[6]. Il s’agit évidemment là d’une manifestation idéologique, qu’on aurait tort de prendre absolument au sérieux : serait-ce réellement de la réforme spirituelle des individus singuliers qu’il faudrait attendre un meilleur état social ? Toutefois, il ne suffit pas de parler d’idéologie ou d’illusion sur elle-même d’une époque pour en être quitte. Cette croyance, en tant que telle, a pu avoir une certaine efficace sur l’époque, quoique limitée. Elle a aussi plus largement contribué à façonner la philosophie classique allemande, tout impuissante fût-elle à changer l’époque en profondeur.

Je reprendrai un autre point à Horst Möller : ceux qui ne tardèrent pas à désavouer la Révolution française ne possédaient pas de philosophie de l’histoire, ils étaient plutôt des partisans de la réforme ; Kant, quoique de conception contraire, avait en 1798 plaidé pour une amélioration sociale, non depuis la base (von unten hinauf), mais depuis le sommet (von oben herab), l’Etat devant se réformer lui-même de temps en temps[7]. Il me paraît clair qu’une philosophie de l’histoire doit exister pour qu’on puisse pleinement penser la révolution. Plus précisément, il faut dégager quelque chose d’« époqual », comme disent les Allemands, quelque fracture entre deux ères ou, plus modestement, deux âges ou deux générations. La seconde moitié du dix-huitième allemand a fait plus que Wolff en ne plaidant pas seulement pour le progrès, la marche vers la perfection, le sapere aude comme autonomisation croissante[8]. Elle a pensé une amélioration du genre, fait au moins de générations (Geschlecht peut avoir ces deux sens en allemand[9]), composé au mieux d’époques. La question de la transformation sociale comme réforme ou révolution a pu dès lors se poser, de quelque manière qu’on y répondît.

Le siècle pédagogique

Kant a pu également plaider, en 1777 cette fois, pour une révolution, et une révolution qui se produirait par le bas. Comme Horst Möller le remarquait dans son chapitre dévolu à l’éducation, le philosophe s’était inscrit un temps dans la lignée de Basedow et de Rousseau en matière d’éducation des enfants (pédagogie au sens strict) : nous verrions rapidement d’autres êtres humains autour de nous si nous préférions à une réforme lente une « révolution rapide » dans les écoles, le Philanthropin de Dessau servant de pépinière, de véritable séminaire de formation des maîtres, de point de départ d’un essaimage à travers tous les territoires de langue allemande[10].

Je pense qu’il n’y a pas nécessairement de contradiction entre les deux déclarations kantiennes, celle de la révolution pédagogique par le bas et celle de la réforme par le haut. La révolution dont il s’agit à l’école serait un bouleversement profond des manières d’instruire, la méthode ludique étant par exemple préférée à la méthode grammaticale dans l’apprentissage des langues modernes, et des manières d’élever, d’éduquer moralement[11]. Le penser par soi-même est requis, de même que l’agir par soi-même : dans les deux cas, il s’agit de sortir de l’état de minorité. Il y aura là une révolution des intentions, convictions, dispositions subjectives, mentalités individuelles, ou de quelque autre façon que l’on veuille rendre Revolution in der Gesinnung[12]. Une révolution de la conscience, et rien comme un bouleversement politique. Révolution mentale qui peut, il faut le remarquer, parfaitement s’accommoder d’une thèse selon laquelle une évolution sociale et politique, une amélioration constante des facteurs objectifs, est souhaitable. Les facteurs d’empêchement de la moralité doivent peu à peu disparaître, mais ce sera toujours par un saut qu’on arrivera à cette dernière. Pour mieux dire, qu’on n’y arrivera pas, ou qu’on n’y arrivera jamais de manière définitive, la moralité achevée tenant toujours de l’Idée, du point de fuite anhistorique.

Il n’y pas de contradiction à tenir ensemble réforme objective et révolution subjective, invitation, depuis la culture de l’habileté et le développement de la prudence sociale, à faire le saut de la moralité et mise en branle pour sauter. Kant a pu en outre être partisan un temps du mouvement par le bas, de la réforme des consciences depuis l’école, et du progrès par le haut, de la réforme des consciences par un maître instrument de la Providence. Les textes dans lesquels il parle de la pédagogie au sens restreint, qui plus est, peuvent très bien ne pas consonner parfaitement avec ceux dans lesquels il traite d’éducation en général, d’intériorisation de la contrainte par la discipline puis ses développements successifs. Car c’est par ailleurs au travers du thème de l’éducation négative, de l’absence de contrainte dans les actions indifférentes, laissées libre par la loi morale, que l’on trouve le plus de développements saillants dans le domaine pédagogique au sens restreint[13].

Qu’il y ait donc préparation graduelle à l’amélioration du genre humain, progrès qui se produit de génération en génération, voilà qui est établi. Qu’une révolution politique n’aide ou n’aide pas, une révolution scolaire le fasse ou non, un secours de la Providence intervienne ou non (trois sortes de sortie de la minorité, trois façons de devenir son propre maître[14]), la vraie révolution demeurera toujours celle de la conscience, et ne se produira que sur le mode individuel. Une illumination du peuple, une Volksaufklärung, ne peut dès lors donner à plein.

Horst Möller précise bien, avec raison, que c’étaient les Lumières en général qui devaient commencer avec l’enfant[15]. La pédagogie s’inscrit ainsi dans une visée plus large, qui l’inscrit dans un système cohérent, mais qui lui fait aussi parfois se détourner de son objet propre, le traitement rationnel de l’enfant (par exemple en mettant en avant la contrainte comme moyen d’éducation en général, comme si la relation pédagogique n’était affaire que de punition et de récompense, de gestion de la crainte et de l’espoir).

Quand on visait à éduquer le peuple, on ne s’en tenait pas uniquement à une certaine classe de la société mais on essayait de former toute une communauté. Par les concepts de popularité, d’adaptation rhétorique à son auditoire, de catéchisme des droits etc., on tentait de résoudre les différences de position sociale, de les restreindre pour qu’une véritable communauté nationale apparaisse. Mais si, comme le note Horst Möller, Kant réussit à tenir ensemble dans sa Pédagogie concept unitaire d’éducation, de Bildung, et éducation en vue d’un certain état du monde, inscription dans un monde social donné, on ne peut en dire autant de toute l’époque. Campe, réformateur de l’école, enthousiaste de Locke, de Rousseau, et des débuts de la Révolution française, n’en tient pas moins des discours paternalistes sur les filles : elles doivent être éduquées dans l’esprit de la dépendance, leur nature et leur destination sociale inférieure les maintenant dans un certain état de minorité[16] ; Stuve, un autre philanthropiniste, déclare en 1785 qu’il faut tenir compte de l’état (Stand) de la personne à éduquer, afin de lui enseigner un travail socialement prédéterminé[17]. On voit que la révolution pédagogique n’a dès lors pas tout à fait plaidé pour une transformation sociale, certaines franges de la société étant laissées pour compte. L’homme n’est ce que l’éducation fait de lui, mais dans ladite éducation ne figure pas que le traitement rationnel du petit d’homme par le maître ; les conditions sociales, qui pèsent toujours sur le premier, continuent leur œuvre au long cours.

Pour conclure sur la transformation sociale

Au terme de ce propos bien trop bref, j’aimerais donner un court aperçu de la pensée pédagogique dominante du dix-neuvième siècle naissant, celle de Herbart. Pour ce dernier, c’était l’individualité de l’élève qui était le point d’incidence. Un éducateur avisé devait différencier son action, faire preuve de tact. Fort bien. Mais l’individualité portait également en elle le caractère de la famille, de la nation, de la religion, et un éducateur scrupuleux n’était pas en droit d’y intervenir. Où l’on voit que la culture au sens le plus général, la Bildung, s’accommode fort aisément d’un conservatisme laissant intactes les positions sociales dues aux déterminations originales. Herbart a sans doute bien fait en séparant politique et pédagogie, en refusant qu’on traite la seconde comme une annexe de la première. Il a eu raison, disais-je, en affirmant que le succès pédagogique ne se trouve que dans des cercles restreints, où l’éducateur a pu se trouver enfermé initialement, mais qui ne sont pas de la même nature que les larges cercles que ceux dans lesquels l’orateur politique évolue[18]. Cette compréhension de la politique n’en a pas moins maintenu en sous-main une société d’ordres, une société où les places sociales étaient marquées d’avance, pour les pauvres et les riches, les roturiers et les nobles, les hommes et les femmes[19].

Je pense que toute pédagogie individuelle (Individualpädagogik) est mal armée pour penser et effectuer la transformation sociale. La mise en place d’une pédagogie sociale (Sozialpädagogik)[20] qui verra l’éducation comme un phénomène d’acculturation d’une génération par l’autre davantage que comme un processus de déploiement de sa propre personnalité, qui pensera, en d’autres termes, l’éducation plus sous le signe de Kultur que de celui de la Bildung, qui, en outre, commencera de saisir le sujet de l’éducation comme un collectif en vue d’une inscription collective, aura de meilleures chances pour appeler de ses vœux une réforme de la société par la réforme de l’école. Parler de Natorp ou de Kerschensteiner nous emmènerait toutefois au-delà du présent propos. Je me contenterai donc de souligner ici succinctement un caractère prégnant de la pédagogie classique allemande, son moralisme lié à un individualisme foncier, lequel, quoique ses partisans aient été politiquement et socialement progressistes ou non, a empêché un déploiement adéquat de la thématique de la transformation sociale[21].

 


[1] Horst Möller, Fürstenstaat oder Bürgernation. Deutschland 1763-1815, Berlin, Siedler, 1998.

[2] Cf. Id., p. 530s.

[3] Cf. Id., p. 337s.

[4] Sur l’importance d’Helvétius en Allemagne, voir J. Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant, Paris, Klincksieck, 1979, et, plus récemment, R. Krebs, Helvétius en Allemagne ou la tentation du matérialisme, Paris, Honoré Champion, 2006.

[5] Id., p. 530. Je traduis.

[6] Voir la référence à Campe, connu aussi pour ses travaux de pédagogue, Id., p. 522.

[7] Cité en Id., p. 524.

[8] Rappelons que cette devise a été utilisée par la société des Aléthophiles, réunie autour du comte von Manteuffel, avant que d’être reprise par Kant.

[9] Le terme de Generation va aussi être utilisé depuis la fin du 18e. Il connaîtra par exemple une grande fortune dans l’œuvre pédagogique de Schleiermacher, figure que beaucoup considère en Allemagne comme le créateur d’une pédagogie inscrite sous le signe des sciences de l’esprit.

[10] Id., p. 340.

[11] On trouvera des indications sur ce sujet dans le dernier chapitre de l’Anthropologie Friedländer des années 1770, dans E. Kant, Sur la différence des deux sexes et autres essais, trad. fr. Ph. Ivernel, Paris, Rivages poche, 2006.

[12] Terme présent par ex. dans La religion dans les limites de la simple raison, Remarque générale sur la reproduction de la disposition originelle au bien dans toute sa force.

[13] Voir aussi dans Immanuel Kant über Pädagogik (trad. diverses en fr., Réflexions sur l’éducation, Propos de pédagogie…) les passages de la fin de l’introduction, juste avant le traité proprement dit, sur la conjonction de la contrainte et de la liberté : l’enfant doit être laissé libre dans toutes les actions où il ne peut se blesser et léser le droit d’autrui.

[14] Voir par ex. à ce sujet une ébauche de cours d’anthropologie des années 1780 en AA XV 898-899.

[15] Cf. Id., p. 337.

[16] Cf. Id. p. 341s.

[17] Cf. Id., p. 344.

[18] Il fit cela en conscience pour se démarquer de Fichte.

[19] Thèses développées dès la première grande œuvre pédagogique, l’Allgemeine Pädagogik (trad. fr. partielle par A. Pinloche dans Principales œuvres pédagogiques, Paris/Lille, Alcan/Taillandier, 1894, autre trad. fr. J. Molitor, Comment élever nos enfants ? (pédagogie générale), Paris, Schleicher frères, 1908). La démarcation politique/pédagogie apparaît plus nettement dans des opuscules, quant à elle.

[20] Avant le tournant des dix-neuvième et vingtième siècles, grâce à l’herbartien catholique Otto Willmann ou le néokantien protestant Paul Natorp.

[21] Je remercie à cet endroit mes collègues du colloque de Montpellier de m’avoir posé des questions permettant de préciser mes vues, voire de les corriger.